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Ce qu’il y avait d’étonnant, c’était le silence.
Un silence dont la densité était celle-là même de la masse de verdure qui tapissait toute la face de la planète exposée au jour éternel. Un silence qui s’était peu à peu tressé pendant des millions et des millions d’années, gagnant en épaisseur à mesure que le soleil dont s’approchait le déclin vomissait ses torrents d’énergie.
Mais ce silence n’était pas celui de l’absence de vie : la vie était au contraire omniprésente, formidable. Toutefois, l’accroissement du rayonnement, s’il avait scellé le sort de la quasi-totalité des espèces animales, avait amené le triomphe du règne végétal. Sous mille formes, sous mille déguisements, les plantes exerçaient une hégémonie sans partage. Et les plantes n’ont pas de cordes vocales.
À travers l’inextricable enchevêtrement de la sylve, neuf humains progressaient de branche en branche sans que leur marche troublât si peu que ce soit ce calme écrasant. Ils évoluaient très haut, près de la région des Cimes, et, sur leur peau verte, frémissait un ballet d’ombres et de lumières. L’œil aux aguets, prêts à réagir au moindre danger, ils se hâtaient en s’efforçant de passer inaperçus. Éperonnés par l’aiguillon de la peur, ils donnaient l’impression de savoir exactement où ils dirigeaient leurs pas mais, en réalité, c’était au hasard qu’ils erraient. Voyager leur procurait l’illusion de sécurité qui leur était indispensable : alors, ils allaient de l’avant.
La soudaine apparition d’une sorte de cordon blanchâtre les fit s’immobiliser. Sans bruit, la chose venue des Cimes descendait, long cylindre fibreux et coriace, dur comme un serpent, tandis que les humains se plaquaient contre le tronc protecteur, les yeux fixés sur la lente coulée de ce corps reptilien plongeant à travers les ramures vers les ténèbres du sol.
— Un oiseau-sangsue, jeta brièvement Toy.
Elle avait dix ans ; c’était elle qui avait pris le commandement du clan après que les adultes eurent entrepris la Grande Montée et elle manquait encore d’assurance. Les autres enfants, à l’exception de Gren, s’agglutinèrent autour d’elle sans cesser de surveiller avec inquiétude la pseudolangue.
— Ça peut faire mal ? s’enquit la petite Fay qui, âgée de cinq ans, était la benjamine.
— Je vais le tuer, répondit Toy d’une voix ferme.
Il lui fallait consolider son autorité. La femme-chef s’avança en déroulant la corde de lianes dont sa taille était ceinte.
Ses compagnons qui n’avaient pas encore confiance en son adresse la contemplaient avec anxiété. Presque tous étaient déjà de jeunes adultes, des adolescents aux épaules larges, aux bras musclés, aux doigts déliés de ceux de leur race. Trois d’entre eux (c’était une moyenne honorable) étaient des mâles : l’astucieux Gren, l’aîné ; l’outrecuidant Veggy et le flegmatique Poas.
— Moi aussi, je sais prendre les oiseaux-sangsues, affirma le premier sans quitter des yeux le cylindre blanc qui se faufilait parmi les feuilles.
— Je te tiendrai pendant que tu l’attaqueras, Toy. Tu auras besoin d’aide.
Toy se retourna. Elle sourit parce que Gren était beau et parce que, un jour, tous deux s’accoupleraient. Puis elle fronça le sourcil. Parce qu’elle était le chef.
— Gren, à présent tu es un homme et tu es tabou. Personne ne peut te toucher sauf pendant la saison des amours. Je capturerai l’oiseau-sangsue moi-même. Après, nous irons sur les Cimes pour le manger et ce sera un grand festin.
Le regard chargé de défi de Gren croisa le sien. Mais si Toy n’avait pas encore pleinement assumé son rôle de chef, Gren n’avait pas, de son côté, choisi de faire figure de rebelle – et il n’y tenait pas. Essayant de dissimuler sa contrariété, il recula en caressant le fétiche de bois à son image, son âme qui brimbalait à sa ceinture.
— Comme il te plaira, murmura-t-il.
Mais Toy lui avait déjà tourné le dos.
L’oiseau-sangsue gîtait parmi les branches faîtières. D’origine végétale, son intelligence était limitée et il ne possédait qu’un système nerveux rudimentaire. Sa masse et sa longévité compensaient ces insuffisances. C’était une spore incapable de replier les deux immenses pseudo-ailes dont elle était pourvue. Celles-ci n’avaient qu’une mobilité restreinte mais, revêtues d’une toison de fibres sensibles et atteignant quelque deux cents mètres d’envergure en pleine extension, elles répondaient à la plus faible brise qui faisait palpiter la touffeur épandue sur le monde.
L’oiseau-sangsue, donc, niché parmi les dernières ramures, laissait pendre sa langue d’une incroyable longueur jusqu’aux tréfonds les plus obscurs de la forêt pour y pomper sa nourriture. L’extrémité de l’appendice, enfin, toucha le Sol. Lentement, prudemment, elle explora le terrain, prête à se rétracter car les périls rôdant dans ces régions distantes que baignait une pénombre glauque étaient sans nombre. Évitant habilement les mildious et les champignons géants, elle finit par trouver une bande de terre nue et détrempée, riche en sucs, où elle s’enfonça. L’oiseau-sangsue commença à aspirer la boue nourricière.
— Je suis prête, dit Toy, consciente de l’énervement du groupe massé derrière elle.
Se penchant en avant, elle passa la corde à laquelle elle avait attaché son coupe-coupe derrière le tube blanc et fit un nœud coulant. Après avoir solidement fiché son arme dans l’écorce, elle serra le piège. Bientôt, la langue se mit à se dilater sous la pression de la nourriture qui refluait vers l’« estomac » du volatile végétal. Le lacet jouait son rôle. Bien qu’il ne s’en rendît pas compte, l’oiseau-sangsue était prisonnier. Impossible désormais pour lui de s’envoler.
— Bien joué ! fit Poyly d’un ton admiratif.
C’était la grande amie de Toy qu’elle cherchait à imiter en tout.
— Vite ! Aux Cimes ! lança cette dernière et chacun de se précipiter pour participer à la mise à mort. Tout le monde sauf Gren. Ce n’était pas de l’indiscipline : seulement il connaissait un moyen plus expéditif de faire l’ascension.
— Tu viens ? lui jeta Poas.
L’interpellé hocha négativement la tête et Poas, haussant les épaules, entreprit d’escalader le fût à la suite des autres.
Gren sifflota comme, autrefois, Lily-yo et l’homme Haris le lui avaient appris et, à son commandement, un virevole émergea du feuillage, brassant l’air à l’aide des aubes tournoyantes par quoi s’achevaient les nervures de la curieuse ombrelle de sustentation qui le surplombait. L’enfant-homme enfourcha l’énorme graine et, toujours sifflant, il lui donna ses instructions. Lentement, le virevole s’éleva et Gren arriva sans effort aux Cimes à l’instant où, suants et pantelants, ses compagnons les atteignaient.
— Tu as tort de faire cela, grogna Toy. C’est dangereux.
— Rien ne m’a dévoré en chemin, répliqua-t-il.
Mais en dépit de sa fière réponse, il ne put réprimer un frisson. Il savait que Toy avait raison. Grimper le long des troncs était pénible mais c’était un mode de locomotion sûr ; voleter parmi les ramures d’où, à chaque seconde, risquait de surgir quelque hideuse créature prête à vous précipiter dans les gouffres verts de la forêt était peut-être plus agréable mais combien périlleux ! Gren, néanmoins, était arrivé à bon port. Il ne tarderait pas à prouver son intelligence aux autres…
Le long cylindre blanc puisait régulièrement, tout proche. L’oiseau-sangsue, installé juste au-dessus du groupe, balayait du regard les environs en faisant pivoter ses yeux, démesurés mais d’une structure grossière, afin d’éviter toute surprise. Il n’avait pas de tête. Entre ses ailes rigides pendait la masse ballonnée de son corps, une sorte de sac informe hérissé de pédoncules oculaires et de protubérances bulbeuses, ses bourgeons. D’une poche émergeait la langue.
Toy disposa sa troupe de façon à assaillir le monstre de plusieurs côtés à la fois.
— À mort ! rugit-elle.
Les humains, à ce signal, sautèrent sur la branche où était vautrée la créature.
L’oiseau-sangsue voulut prendre son vol et ses ailes vrombirent en une parodie végétale de la terreur. Chacun (Gren excepté) prit pied sur son dos velu, tailladant l’épicarpe à grands coups de lame dans l’espoir d’atteindre ce qui servait de système nerveux à la plantoiselle.
Mais le danger était là qui rôdait : Poas se trouva brusquement face à face avec un tigre-volant que le remue-ménage avait tiré de son sommeil. L’enfant-homme hurla et se jeta en arrière tandis que Veggy se précipitait pour lui prêter main-forte. Mais il était trop tard : Poas était tombé à la renverse et le gigantesque insecte au corselet strié de jaune et de noir, le plus terrible ennemi de l’homme, avait fondu sur lui ; son corps s’arqua et un dard à la pointe brune, aussi long qu’un sabre, s’enfonça dans le ventre de la malheureuse victime. Le tigre-volant referma ses pattes autour de l’enfant et prit son essor dans un tumulte d’ailes froissées, emportant sa proie paralysée. Veggy, dans un geste dérisoire, lança son arme dans sa direction.
On n’avait pas le temps de se lamenter. L’oiseau-sangsue qui commençait à sentir la douleur s’irradier en lui cherchait à s’envoler. Seul le retenait le fragile lasso de Toy qui risquait à tout instant de se rompre.
Gren, de la place où il se tenait sous l’abdomen du fantastique végétal, avait entendu les cris de Poas et il avait compris qu’un drame s’était produit. Il vit se hausser la masse hirsute de la plantoiselle, il perçut le claquement frénétique de ses ailes. Des brindilles churent en pluie autour de lui. Des rameaux passaient en sifflant devant ses yeux. Les feuilles tourbillonnaient. Le tronc vibrait sous les efforts que faisait la créature pour se libérer.
La panique prit possession de Gren qui n’eut plus, soudain, qu’une idée en tête : l’oiseau-sangsue risquait de s’arracher au piège – il fallait qu’il meure au plus vite.
Chasseur inexpérimenté, l’enfant-homme décocha à tâtons quelques coups de couteau qui crevèrent le cylindre de la langue suceuse, tendue à craquer, et, des plaies, fusa un véritable geyser de fange qui inonda Gren. La blessure s’élargit sous les efforts convulsifs de l’oiseau et le garçon devina, avec affolement, ce qui allait inévitablement arriver. Les bras tendus, il bondit et réussit à saisir un bourgeon. Tout valait mieux que de se retrouver abandonné dans le dédale de la sylve où l’on pouvait errer des années avant de rencontrer un clan.
L’oiseau-sangsue gagna la bataille : brusquement il s’arracha à son entrave et prit son essor. Ivre de terreur, Gren parvint en s’agrippant à sa toison à se hisser sur son dos où il retrouva ses compagnons.
L’énorme créature montait dans l’azur embrasé. Tournant sur elle-même comme une graine de sycomore, à quoi elle ressemblait, elle filait comme un trait, laissant derrière elle le silencieux grouillement de la végétation luxuriante.
Toy se mit à genoux et agita son couteau.
— Il faut le tuer, s’exclama-t-elle. Vite ! Mettez-le en pièces ! Dépecez-le !
Sur sa peau baignée de lumière jouaient des reflets mordorés. Elle était ravissante. À ces mots, Gren, Veggy, May se mirent à lacérer à l’envi le tégument coriace pour la plus grande joie des prédateurs de la forêt qui happaient au passage les morceaux savoureux qui leur tombaient des cieux.
Bien que sa sensibilité fût réduite, la résistance de l’oiseau-sangsue avait ses limites. La sève ruisselait de ses plaies. Bientôt, le battement de ses ailes eut des ratés et le monstre amorça sa descente.
— Toy ! Toy ! Oh ! mon Dieu ! Regarde !
Driff tendait le bras en direction de la surface miroitante vers laquelle ils tombaient.
Aucun des adolescents n’avait jamais vu la mer mais leur intuition et quelque savoir obscurément inscrit au plus intime de leur être les avertissaient qu’un grave danger les menaçait. Le littoral semblait se dresser vers eux et cette étroite bande côtière, ce mince ruban où les choses de la terre rencontraient celles de l’océan était le théâtre de la plus terrible des luttes pour la vie.
Gren, s’accrochant avec l’énergie du désespoir à la toison fibreuse, rejoignit Toy, Poyly, Shree et May. Conscient qu’il était responsable de la situation catastrophique dans laquelle se trouvait le groupe, il mourait d’envie de faire quelque chose d’utile.
— On pourrait siffler des virevoles pour se tirer de là, proposa-t-il.
— Excellente idée ! s’écria Poyly.
Mais Toy le considéra d’un regard sans expression.
— Essaye donc, dit-elle.
Gren émit un sifflement modulé mais le vent balaya l’appel. D’ailleurs, ils étaient bien trop haut pour que les graines du siffle-chardon eussent pu le capter. Avec une moue de dépit, l’enfant-homme se détourna pour voir où se dirigeait leur véhicule improvisé.
— Si ça avait été une bonne idée, je l’aurais déjà mise en application, déclara la femme-chef.
Quelle imbécile, pensa rageusement Gren. Mais, délibérément, il s’abstint de relever la remarque.
La chute se ralentissait. La plantoiselle avait rencontré un courant d’air ascendant qui la portait. Ses derniers et maladroits efforts pour infléchir son vol vers l’intérieur des terres avaient pour seul résultat de la maintenir parallèle à la côte de sorte que les humains bénéficiaient du peu enviable privilège de voir ce qui les attendait.
Une guerre d’anéantissement, une bataille silencieuse qui se poursuivait depuis des millénaires se déroulait au-dessous d’eux. Une guerre sans généraux. Si… peut-être un des deux camps avait-il un chef… Car le sol était recouvert par une forêt qui n’en était pas une, qui n’était qu’un seul et unique banian conquérant, maître de la terre ferme. Toutefois, à la ligne de partage des eaux, l’arbre s’arrêtait. Reculait.
Là, sur les rochers, sur les sables, dans les marécages, les espèces qu’il avait vaincues maintenaient un ultime bastion. La côte désolée était leur royaume. Flétries, déformées mais belliqueuses, les essences adverses poussaient comme elles le pouvaient. Elles étaient assiégées : du côté du continent, elles se heurtaient à la puissante et impavide barrière de la forêt ; du côté de l’océan, il leur fallait repousser sans fin l’assaut des algues venimeuses et des herbes marines. Dispensateur du carnage, le soleil luisait, indifférent, dans le ciel.
La chute de la plantoiselle blessée s’accélérait. Les humains, serrés les uns contre les autres, impuissants, entendaient claquer les goémons. L’oiseau-sangsue tournoyait au-dessus de la mer immobile. Lourdement, il vira pour mettre le cap sur un étroit promontoire rocheux.
— Regardez ! s’écria Toy. Un château !
Immense et gris, le château se dressait sur l’éperon, oscillant follement au rythme des battements d’ailes de la créature volante. La plantoiselle agonisante avait apparemment repéré l’espace dégagé qui entourait la base de la citadelle et c’était ce havre précaire qu’elle cherchait à rallier. Mais ses ailes, telles de vieilles voiles giflées par les tempêtes, ne répondaient plus. La masse cyclopéenne de l’oiseau-sangsue tombait en chute libre. La presqu’île, le nomansland, la mer avaient l’air de bondir à sa rencontre.
— Cramponnez-vous ! hurla Veggy.
À peine eut-il proféré cet avertissement qu’ils s’écrasèrent contre une des tours de la citadelle. Le choc projeta en avant les voyageurs tandis qu’un contrefort en saillie déchirait l’aile de leur monture.
Toy comprit que l’oiseau-sangsue allait entraîner ses passagers dans sa chute. Agile comme un chat, elle sauta et se posa avec précision entre le faîte irrégulier de deux arcs-boutants et la masse proprement dite de la citadelle. Alors, elle héla ses compagnons qui, l’un après l’autre, la rejoignirent sur l’étroite plate-forme. May, qui serrait son âme de bois entre ses doigts crispés, fut la dernière à y prendre pied.
L’oiseau-sangsue désemparé contemplait le groupe de son œil strié qui pivotait en tous sens. Toy eut le temps de remarquer l’entaille qui labourait profondément son vaste corps globuleux avant qu’il ne commençât à glisser. L’aile disloquée crissa contre la muraille ; la plantoiselle relâcha son étreinte et tomba sous les yeux des humains penchés au-dessus du rempart. Elle s’abattit, roula sur le sol ; péniblement, elle parvint à se redresser et, trébuchant, se traînant en zigzags à la manière d’un ivrogne, elle s’éloigna. L’extrémité de son aile abîmée se réfléchissait, en bas du parapet, dans le miroir figé de la mer dont la surface parut tout à coup bouillonner. Les longs filaments parcheminés des algues, ponctués de vésicules, jaillirent des flots, flagellant le monstre. Leur mouvement, d’abord quasi léthargique, ne tarda pas à se précipiter. Sur une surface de près de quatre cents mètres, la mer se creusait sous les inlassables coups de fléau, stupides et haineux, des herbes marines acharnées à détruire toute forme de vie qui leur était étrangère.
La plantoiselle tenta de s’écarter mais les algues, dans leur rage dévastatrice, avaient une allonge surprenante. Elles atteignaient presque la base du donjon et, avant que leur victime ait eu le temps de se mettre à l’abri, l’avalanche de coups qui pleuvaient sur elle eut un effet inattendu : quelques-unes des vésicules crevèrent, laissant échapper un liquide noirâtre dont l’aspect évoquait celui de l’iode. Ces ampoules étaient des poches à poison. Quand le venin entra en contact avec le corps de l’oiseau-sangsue, il dégagea une épaisse vapeur brune. La créature n’avait pas de voix pour calmer sa douleur. Moitié voletant, moitié sautillant, elle se rua vers le rivage, essayant de s’élever dans les airs pour échapper aux lanières qui la giflaient. Ses ailes se consumaient lentement.
Plusieurs espèces d’algues cernaient la côte mortelle. Le matraquage frénétique cessa aussi soudainement qu’il avait commencé et un goémon épineux sortit de l’eau. Ses crochets qui crissaient en frottant les rochers arrachèrent par lambeaux les téguments de la plantoiselle. Celle-ci était presque arrivée à la grève quand ce nouvel adversaire eut raison d’elle. Les algues en nombre sans cesse plus grand lançaient vers elle leurs flagelles armées de puissants crochets et elle ne leur opposait plus qu’une défense dérisoire. On la vit chavirer, crever l’eau tumultueuse qui ne fut plus, soudain, qu’une infinité de gueules avides.
Terrorisés, les humains avaient été les spectateurs du massacre.
— Nous ne pourrons jamais rejoindre les arbres, dit plaintivement Fay en éclatant en sanglots.
Les goémons avaient eu la proie qu’ils convoitaient mais ils n’avaient pas encore gagné la partie. Les plantes du nomansland avaient flairé le gibier. Coincées entre la jungle et la mer, certaines, qui ressemblaient à des palétuviers, s’étaient depuis longtemps frayé leur voie jusqu’à l’eau ; d’autres, des sortes de ronciers parasitaires, s’étaient fixées sur leurs voisines et trempaient dans l’onde de longues branches rigides qui leur servaient en quelque sorte de cannes à pêche. Pseudo-palétuviers et pseudo-ronciers, bientôt rejoints par une foule de rivaux, prétendaient disputer l’oiseau-sangsue aux plantes aquatiques. Semblables aux membres de quelque calmar antédiluvien, leurs racines noueuses émergèrent pour s’emparer du butin.
Le combat s’engagea. En l’espace d’une seconde, le littoral tout entier ne fut plus qu’un grouillement chaotique, un terrifiant pullulement de fouets et de dards, un délire onduleux. Sous les coups de battoir qui la frappaient, la mer écumait ce qui, en la cachant en partie, ajoutait encore à l’horreur sans nom de la scène. En même temps, la forêt prochaine vomissait en rangs serrés les êtres volants qui la hantaient, des plantoiselles, des rayonnaires qui fonçaient à tire-d’aile, excités par la bataille dont ils espéraient bien tirer profit. De l’oiseau-sangsue pulvérisé, il ne restait plus rien sinon quelques bribes de chair abandonnées aux remous.
Toy se leva.
— Il faut partir, dit-elle, gagner la plage.
Les visages convulsés de ses compagnons se tendirent vers elle. Ils la regardaient comme si elle était devenue folle.
— Ce serait un suicide, protesta Poyly.
— Non, répondit la femme-chef d’un ton farouche. Pas pour l’instant. Ces choses se battent entre elles : elles seront trop occupées pour faire attention à nous. Si nous attendons, il sera trop tard.
L’autorité de Toy n’était pas sans faille. Le groupe n’avait pas confiance en lui-même. Quand elle vit que l’on prétendait discuter ses ordres, l’adolescente entra dans une vive colère et elle gifla Fay et Shree. Mais les principaux opposants étaient Veggy et May.
— Nous serons massacrés en un clin d’œil, déclara le premier. Il n’y a aucun moyen d’atteindre un lieu où nous serions en sécurité. N’as-tu pas vu ce qui est arrivé à l’oiseau-sangsue ?
— Nous ne pouvons pas mourir ici, sans bouger, rétorqua Toy avec vivacité.
— Mais nous pouvons attendre que quelque chose se produise, plaida May. Je t’en supplie, Toy, attendons !
Mais Poyly vola au secours de son amie :
— Rien ne se produira, sinon des catastrophes. C’est la Voie.
— Nous serons tous massacrés, répéta Veggy d’un air buté.
En désespoir de cause, Toy se tourna vers Gren, l’aîné des enfants-hommes :
— Et toi, quel est ton avis ?
Gren avait contemplé le carnage d’un œil impassible. Il dévisagea Toy sans que ses traits trahissent la moindre émotion.
— C’est toi qui es le guide, laissa-t-il tomber. Ceux qui sont d’accord pour t’obéir doivent t’obéir. C’est la loi.
— Poyly, Veggy, May et les autres, suivez-moi ! Partons pendant que ces choses ne nous prêtent pas attention. Il faut retrouver la forêt.
Sans hésiter, elle enjamba le parapet et se laissa glisser le long de la paroi abrupte. À l’idée d’être abandonnés, la panique envahit ses compagnons qui se décidèrent à suivre son exemple.
Quand ils furent arrivés au pied de la citadelle qui les écrasait de sa masse, les humains s’immobilisèrent, silencieux et comme frappés d’une crainte respectueuse. Le paysage exhalait une atmosphère irréelle. En raison de sa position verticale, le soleil mangeait les ombres et le décor n’avait pas plus de relief que la toile d’un peintre maladroit.
La bataille faisait toujours rage. C’était le règne absolu de la nature, maître suprême de toutes choses et l’on aurait dit que la Nature, en définitive, avait jeté une malédiction sur ses œuvres.
Avec effort, Toy se mit en route. Ses amis se hâtèrent de marcher sur ses talons, tournant résolument le dos à la mystérieuse citadelle. Les pierres que les humains foulaient dans leur course étaient tachées par le poison, caillé sous l’influence de la chaleur et désormais inoffensif. Le bruit de la guerre végétale emplissait leurs oreilles ; ils étaient éclaboussés d’écume mais les adversaires étaient tellement absorbés par leur absurde duel que leur présence passa inaperçue. À présent, les détonations éclataient à intervalles rapprochés. Certains des arbres assiégés depuis des millénaires dans le nomansland avaient en effet enfoncé leurs racines sous la mince couche de sable superficiel, non pas seulement pour puiser leur nourriture dans les profondeurs du sol, mais par tactique de combat. Ils avaient trouvé du charbon, extrait du soufre, fouillé la terre en quête de salpêtre : ils avaient raffiné, combiné ces substances au sein de leurs entrailles noueuses et avaient fabriqué de la poudre. Cette poudre, remontant le long des vaisseaux ligneux, ils l’avaient emmagasinée dans les calebasses qui se balançaient à leurs branches faîtières d’où, à présent, elles lâchaient décharges sur décharges en direction des herbes marines.
Le plan de Toy n’était pas bon. Ce fut pur hasard s’il réussit. À l’endroit où la langue de terre se rattachait au continent, une énorme masse d’algues était montée à l’assaut d’un arbre à poudre qui, sous le poids, s’inclinait, menaçant de basculer dans l’eau. C’était un duel à mort et les fugitifs, profitant de l’occasion, filèrent comme des flèches vers l’asile que leur offrait l’épais tapis d’herbe tout proche.
Alors seulement, ils s’aperçurent que Gren manquait à l’appel.
Il était toujours à la même place, tapi derrière le rempart du donjon, dans l’éclat aveuglant du soleil. S’il était demeuré en arrière, c’est d’abord parce qu’il avait peur. Mais pas uniquement pour cela. Il avait senti, et l’avait ouvertement proclamé, que la notion de discipline était importante. Toutefois, par tempérament, il répugnait à obéir, surtout dans ce cas particulier où le plan de Toy offrait si peu de chances de survivre. En outre, il avait une idée qu’il ne parvenait d’ailleurs pas à exprimer. « Il y a si peu de mots, songeait-il. Jadis, il devait en exister beaucoup d’autres ! »
Son idée avait trait au donjon. Les autres étaient moins réfléchis que lui : à peine avaient-ils pris pied au sommet de la citadelle que leur attention s’était fixée ailleurs. Mais Gren n’avait pas agi comme eux. Il s’était rendu compte que le château n’était pas simplement un rocher : une intelligence avait présidé à sa construction. Seule une espèce animée avait pu l’édifier et elle devait avoir ménagé une route sûre pour rejoindre la côte.
Aussi, après avoir vu ses compagnons dévaler à toutes jambes la piste rocailleuse, Gren avait heurté la maçonnerie du manche de son coupe-coupe. Tout d’abord rien ne s’était produit puis, brusquement, une partie de la tour avait pivoté derrière lui, découvrant une ouverture béante.
Un léger bruit le fit se retourner : huit termites émergeaient des ténèbres. Les mandibules frétillantes, ils firent le cercle autour de Gren (les hommes, ces parias, étaient à présent sur un pied d’égalité avec les insectes), l’inspectant sur toutes les coutures. Le garçon demeura immobile tout le temps que dura l’examen. Les termites étaient presque aussi grands que lui ; il respirait leur odeur, une odeur âcre, mais pas vraiment déplaisante.
Lorsqu’ils se furent assurés que l’homme-enfant était inoffensif, les termites s’avancèrent jusqu’aux remparts, apparemment pour observer, eux aussi, la bataille. Pouvaient-ils voir dans cette clarté éblouissante ? Gren l’ignorait. En tout cas, ils devaient clairement percevoir le vacarme du combat.
Gren risqua un pas vers l’ouverture qui exhalait un effluve curieusement frais. Aussitôt, deux termites se précipitèrent pour lui barrer la route, leurs mandibules s’agitant à la hauteur de sa gorge.
— Je veux descendre. Vous n’avez rien à craindre de moi. Laissez-moi entrer.
L’un des insectes plongea à l’intérieur du trou. Une minute plus tard il était de retour en compagnie d’un congénère. Gren recula. La tête du nouveau venu s’ornait d’une gigantesque excroissance d’un brun sale et d’apparence spongieuse qui s’enroulait autour de son « cou ». Cet horrible fardeau ne semblait d’ailleurs gêner en rien son activité. Ses compagnons s’effacèrent pour lui livrer passage et il parut examiner l’humain. Au bout d’un instant, il fit volte-face et, grattant le sable, il dessina de façon grossière mais avec une parfaite précision, une tour d’abord, ensuite une ligne qu’il relia au premier élément par deux droites parallèles formant une sorte de bande. Il n’y avait pas à se tromper sur la signification de l’esquisse : la ligne représentait la côte et le ruban la langue de terre.
La surprise de Gren était totale : jamais il n’avait entendu parler de tels dons artistiques chez les insectes.
Le termite s’éloigna et eut l’air d’étudier l’homme-enfant qui contemplait son œuvre. Il était manifeste qu’il attendait une réaction. Gren se ressaisit, s’accroupit et entreprit de compléter le schéma d’une main hésitante. Il traça une ligne descendante qui, partant du sommet de la tour, suivait intérieurement l’édifice, puis la langue de terre, pour aboutir au rivage. Après quoi, il se désigna lui-même du doigt.
Ses interlocuteurs avaient-ils compris ? Il était malaisé de le dire. Ils se contentèrent de pivoter sur eux-mêmes et de se diriger à vive allure vers les profondeurs de la tour. Estimant qu’il n’y avait pas d’autre choix, Gren leur emboîta le pas. Cette fois, nul ne fit mine de lui barrer le chemin. Sa requête avait sans aucun doute été favorablement accueillie.
L’étrange odeur des ténèbres l’enveloppa. Lorsque l’entrée se referma, il eut un pincement au cœur. Sans transition, il se trouvait dans un puits obscur. Heureusement, la descente n’offrait guère de difficultés pour quelqu’un d’aussi agile que Gren. Les parois du puits étaient hérissées de saillants qui constituaient autant de points d’appui et, à mesure qu’il progressait, l’enfant-homme gagnait en assurance.
Comme ses yeux s’habituaient à la nuit, il s’aperçut qu’une sorte de halo vaguement lumineux, qui leur donnait une apparence spectrale, entourait le corps des termites. On aurait dit qu’il y avait des insectes partout, silencieux et affairés. Mais Gren était incapable d’imaginer à quoi ils étaient occupés.
Finalement, l’humain et ses guides atteignirent le fond. Le sol était plat, l’atmosphère lourde et chargée d’humidité. Selon toute probabilité, on devait se trouver au-dessous du niveau de la mer.
À présent, Gren était en tête à tête avec l’insecte à la monstrueuse protubérance ; les autres s’étaient éloignés au pas cadencé. Les environs étaient baignés d’une bizarre lueur verdâtre, faite d’ombre plutôt que de clarté, et dont on ne parvenait pas à discerner le foyer. Gren avait du mal à suivre son mentor car le relief de la galerie devenait accidenté et la circulation y était dense. C’était un véritable grouillement de termites dont tous les mouvements répondaient apparemment à un objectif bien défini, mais d’autres créatures, plus petites, se mêlaient à eux, tantôt solitaires, tantôt en groupes compacts.
— Pas si vite ! s’écria soudain Gren.
Mais, imperturbable, son guide ne ralentit pas sa marche.
La lumière verte gagnait en intensité. C’était une brume phosphorescente bordant la piste qu’ils suivaient et Gren se rendit compte que cette luminosité émanait de plaques de mica aux formes irrégulières manifestement mises en place par le génie inventif des créatures souterraines. Elles formaient des sortes de fenêtres au delà desquelles il était loisible de surveiller les évolutions des menaçantes algues sous-marines.
Indiscutablement, les insectes étaient hautement organisés. Néanmoins, Gren éprouvait une impression de malaise qui se précisait de minute en minute. Les termites ne pouvaient se comparer en rien aux êtres qui hantaient les ramures de la sylve. L’humain se trouvait en face d’une forme de vie qui lui était radicalement étrangère. Par ailleurs, nombreux étaient ceux dont la tête s’ornait d’une prolifération semblable à celle de son guide. S’agissait-il d’une maladie contagieuse ?
Il poursuivait sa route en trébuchant. De l’autre côté des panneaux de mica, on voyait se tordre les algues frétillantes. La mort au ralenti !
L’activité qui régnait dans ces profondeurs était stupéfiante. Leurs habitants étaient si affairés qu’aucun ne s’arrêtait pour examiner l’étranger. Pourtant, l’un d’eux s’approcha soudain de Gren. Ce n’était d’ailleurs pas un termite, mais une des créatures qui partageaient leur domaine. Couverte de fourrure, elle avait quatre pattes, une queue et des yeux jaunes qui brillaient dans l’ombre. Elle était aussi grande que l’humain vers lequel elle braquait ses pupilles d’or. Avec un « miaou », elle essaya de se frotter contre lui et ses moustaches lui frôlèrent le bras. À ce contact, Gren frémit, fit un écart et hâta le pas. L’être velu fixa sur lui un regard où il y avait comme un regret, avant de se détourner pour suivre un groupe de ces termites qui, désormais, toléraient et nourrissaient ceux de sa race. Gren, un peu plus tard, croisa encore d’autres êtres miauleurs ; certains disparaissaient presque entièrement sous les proliférations fongoïdes dont ils étaient infectés.
La galerie finit par se ramifier en une série de boyaux plus étroits. Sans hésiter, le guide de Gren s’engagea dans un tunnel ténébreux à la pente ascendante. Une fois arrivé au bout, le termite souleva la dalle qui l’obstruait et, aux ténèbres, succéda la clarté du jour.
— Vous avez été très bon, dit Gren en émergeant dans le soleil derrière son compagnon.
Ce faisant, il s’efforçait de demeurer aussi loin que possible de l’excroissance noirâtre qui coiffait ce dernier. Le termite s’engouffra à nouveau dans le boyau et, sans un regard en arrière, remit en place la pierre plate.
Il eût été bien inutile de préciser à Gren qu’il se trouvait dans le nomansland. Il respirait l’arôme de l’océan lugubre ; l’écho de la bataille qui se livrait entre les herbes marines et les plantes terrestres parvenait à ses oreilles, intermittent, comme si la fatigue avait à présent gagné les adversaires. Il ressentait une tension dont on n’avait pas l’expérience dans les niveaux moyens de la forêt où était né le groupe. Et, surtout, il y avait le soleil aveuglant qui filtrait à travers les feuilles.
Le sol, où l’argile se mêlait au sable et où la roche affleurait ici et là, était mou sous les pieds. Maladifs étaient les arbrisseaux qui croissaient sur ce terrain stérile : leurs troncs étaient tordus, leur feuillage rachitique. Beaucoup entrelaçaient leurs branches pour s’épauler mutuellement ; s’ils n’y parvenaient pas, ils s’abattaient dans un horrible enchevêtrement de ramures torves. En outre, il y en avait à qui une évolution séculaire avait fait acquérir des moyens de défense si curieux que c’est à peine s’ils ressemblaient encore à des arbres. Gren décida que la meilleure tactique était de gagner la grève en rampant et d’essayer ensuite de repérer la piste du groupe. Une fois qu’il aurait gagné la côte, il aurait sous son regard la langue de terre.
Il n’y avait pas à hésiter sur la direction à prendre. À travers l’écran des arbres rabougris, on devinait sans peine la frontière continentale du nomansland. Le banian démesuré s’arrêtait le long d’une ligne qui indiquait la limite du fertile. Il se dressait en deçà de cette démarcation, inébranlable en dépit des assauts innombrables des ronces et des épines dont son feuillage déchiqueté portait témoignage. Pour lui prêter assistance, pour l’aider à repousser les proscrits du nomansland, les créatures auxquelles il servait d’asile – claque-dents, rogues, louchetrones et autres – s’étaient mobilisées, prêtes à s’élancer au moindre mouvement suspect.
Gren se mit en marche avec circonspection. Il progressait lentement. Le bruit le plus léger le faisait tressaillir. À un moment donné, il lui fallut se plaquer à terre pour éviter une volée d’aiguillons venimeux fusant d’un fourré ; levant prudemment la tête, il vit osciller le cactus meurtrier qui modifiait son dispositif de défense. C’était la première fois qu’il avait l’occasion de contempler cette plante dangereuse et le cœur lui manqua presque à l’idée des périls inconnus qui le guettaient. Un peu plus tard, un événement plus étonnant encore se produisit. Devant lui se dressa un arbre dont le tronc se repliait sur lui-même à la manière d’une boucle. Comme il franchissait le passage, la boucle se referma et il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne fût pris au piège. Il ne perdit dans l’affaire qu’un peu de peau aux cuisses. Comme il reprenait ses esprits, un animal lui fila entre les jambes. C’était un reptile au long corps cuirassé dont la gueule entrouverte en un ricanement sinistre découvrait une imposante rangée de crocs. Jadis, aux temps révolus où les humains avaient un nom pour chaque chose, jadis, cela s’appelait un crocodile. Le saurien aux yeux de chèvre considéra un instant Gren avant de disparaître avec la rapidité de l’éclair sous un tronc abattu. Il faisait partie de la petite phalange de survivants des espèces éteintes qui avaient trouvé un ultime asile dans les marigots du nomansland pour jouir de la chaleur et de la saveur de la vie tant que celle-ci durerait.
Avec des précautions accrues, Gren reprit sa marche. Le tumulte qui venait de la mer s’était à présent calmé et il régnait un silence de mort. Tout n’était qu’attente. On aurait dit qu’un sort avait été jeté.
Le sol, couvert de galets qui crissaient sous le pied, s’élevait en pente douce et les arbres, jusque-là éparpillés, tendaient de nouveau à former des boqueteaux afin d’affronter les éventuels assauts de l’océan.
Gren fit halte. L’angoisse le torturait et il était tenaillé par le désir de se retrouver parmi les siens. Et pourtant, il n’avait aucunement le sentiment d’avoir agi de façon stupide en restant en arrière dans la citadelle des termites : c’étaient les autres qui s’étaient conduits comme des insensés en ne suivant pas son exemple.
Il jeta un regard attentif autour de lui. Siffla. Rien ne répondit à l’appel et tout parut brusquement se figer comme si même les choses qui n’avaient pas d’oreilles étaient à l’écoute. Une vague de panique submergea l’enfant-homme qui se prit à hurler :
— Toy ! Veggy ! Poyly ! Où êtes-vous ?
C’est alors que, tombant du feuillage, une sorte de cage s’abattit sur lui, le clouant sur place.
Lorsque Toy et ses amis avaient atteint le rivage encore ruisselant d’écume, ils s’étaient jetés à corps perdu au milieu des hautes herbes, les yeux fermés, pour se remettre de leurs frayeurs. Plus tard, le groupe avait délibéré sur l’absence de Gren. C’était un enfant-homme et, à ce titre, il était précieux. Comme il n’était pas question de repartir à sa recherche, il fallait l’attendre. Restait seulement à trouver un endroit offrant une sécurité relative.
— Nous n’attendrons pas longtemps, dit Veggy. Quel besoin avait-il de rester en arrière ? Inutile de s’occuper de lui.
— Nous aurons besoin de lui pour la pariade, fit simplement observer Toy.
— Je m’unirai avec toi. Je suis un enfant-homme et je m’unirai avec toutes les femmes avant le retour des figues.
Et, emporté par son exaltation, Veggy sauta sur ses pieds et se mit à danser afin de mettre son anatomie en valeur sous le regard approbatif de ses compagnes. C’était désormais le seul mâle du groupe. N’était-il pas désirable ?
May bondit à son tour pour danser avec lui et Veggy se rua sur elle. Agile, elle l’évita et il la poursuivit en faisant des cabrioles. Elle riait et lui, criait à tue-tête.
— Revenez tous les deux ! ordonnèrent Toy et Poyly d’une voix furieuse.
Mais, sourd à ce conseil, le couple continuait ses évolutions. May et Veggy, toujours tournoyant, quittèrent la zone herbeuse, posèrent le pied sur le talus couvert de sable et de galets. Alors, un long tentacule sortit du sol, s’enroulant autour de la cheville de la fille qui hurla tandis qu’un second la ceinturait. Avec un hoquet de terreur, elle tomba la face contre terre. Veggy sortant son arme s’élança mais d’autres tentacules jaillirent et, ligoté, il fut bientôt réduit à l’impuissance.
Les espèces aquatiques dont le milieu était moins susceptible de changement n’avaient pas été aussi affectées que les autres par l’hégémonie des végétaux. Néanmoins, nombre d’algues qui avaient crû en taille et en intelligence avaient été contraintes de modifier leur manière de vivre et leur habitat. Très vite, les poulpes, que l’extinction des crustacés avait privés d’une de leurs principales ressources alimentaires, étaient entrés en conflit avec elles et avaient adopté sous la pression des circonstances un mode d’existence entièrement nouveau. Fuyant en masse les océans, tant pour éviter les herbes marines que pour trouver de nouvelles proies, ils avaient élu domicile sur les grèves et une nouvelle espèce s’était développée : la pieuvre des sables.
Le groupe, affolé devant le péril qui menaçait son dernier mâle, bondit au secours de Veggy, mais le poulpe avait suffisamment de tentacules pour régler son compte à chacun des assaillants. Les couteaux étaient un pauvre recours contre l’étreinte visqueuse de l’ennemi qui, en dépit de la résistance de ses victimes et sans même avoir à sortir de son terrier, plaquait l’un après l’autre le visage des femmes dans le sable qui étouffait leurs cris.
Si les végétaux s’étaient emparés de l’empire de la Terre, ils le devaient autant à leur nombre qu’à leur génie inventif. Certains se contentaient de reprendre à leur compte tel ou tel subterfuge depuis longtemps utilisé (quoique, peut-être, sur une plus petite échelle) dans le règne animal. C’était le cas des entretoises qui s’étaient épanouies en imitant le mode d’existence qui avait été celui de l’humble araignée depuis le Carbonifère. Ce processus mimétique, particulièrement notable dans le nomansland où la lutte pour la vie était sans doute plus exacerbée que partout ailleurs, était particulièrement bien illustré par la tactique des saules : ceux-ci avaient copié la pieuvre des sables et étaient ainsi devenus les plus invulnérables des hôtes du redoutable rivage. Les assassaules, enfouis sous le sable et les galets, ne montraient qu’exceptionnellement leurs ramures. Leurs racines, souples comme des filins d’acier, s’étaient muées en tentacules. C’est à ces végétaux implacables que le groupe dut d’avoir la vie sauve.
Il fallait que la pieuvre des sables étouffe sa proie le plus vite possible : le combat en se prolongeant risquait en effet d’attirer ses rivaux, les assassaules, car les arbres qui l’avaient prise pour modèle étaient devenus pour elle des adversaires sans merci.
Or, deux assassaules se coulaient sous la surface du sol. Seuls d’innocents bouquets de feuillage et le sillon de vase retournée qu’ils laissaient derrière eux trahissaient leur présence. L’attaque fut fulgurante. Les longues racines sinueuses et insensibles se nouèrent autour des tentacules du poulpe qui, reconnaissant leur hideuse puissance, comprit le danger. Abandonnant les humains, il fit front aux arbres assassins.
Il émergea de sa cache, le bec béant ; la peur arrondissait ses yeux blêmes. Un des assassaules s’arqua brusquement et, sous la poussée, la pieuvre culbuta ; elle se remit en position et, se tordant et se détordant, elle réussit à libérer tous ses tentacules à l’exception d’un seul qu’elle mordit sauvagement comme si sa propre chair était l’ennemi.
La mer était proche. En cas de danger, c’était vers sa morne immensité que son instinct poussait le poulpe à chercher asile. Frénétique, il voulut fuir vers elle. Mais les racines reptiliennes, fouets aveugles, trouvèrent leur victime. Dans sa rage, la pieuvre faisait voler en se débattant un geyser de sable et de pierres. Mais les arbres avaient gagné le combat.
Les humains, fascinés par ce duel inégal, étaient restés figés sur place. Soudain, les lanières cinglantes se mirent à onduler dans leur direction.
— Vite, hurla Toy en se préparant à fuir.
— Fay est prise, jeta Driff.
En effet, une mince racine blanche s’était nouée autour de la poitrine de la fillette qui ne put même pas émettre un cri. Déjà son visage était noir. La racine la souleva et la projeta avec violence contre un tronc voisin. Le corps de l’enfant roula sur le sable, désarticulé et sanglant.
— C’est la Voie, murmura sourdement Poyly. Allons-nous-en.
Les humains plongèrent au sein du fourré le plus proche et, pantelants, se couchèrent sur le sol, pleurant leur compagne tandis que leur parvenait le vacarme que faisaient les assassaules en train de réduire la pieuvre des sables en lambeaux.
Longtemps après que se furent éteints les derniers et atroces échos du massacre, ils conservèrent leur immobilité. Toy, enfin, se mit sur son séant.
— Vous n’avez pas voulu m’obéir : vous voyez ce qui est arrivé ! Gren a disparu. Fay est morte. Bientôt, nous aussi nous mourrons et nos âmes pourriront sur place.
— Il faut nous échapper du nomansland, bougonna Veggy, conscient qu’il était à blâmer pour le dernier incident.
— Nous ne partirons que si vous m’obéissez, répondit sèchement Toy. Faut-il donc que vous périssiez tous avant de l’admettre ? À présent, vous ferez ce que je vous dirai de faire. C’est compris, Veggy ?
— Oui.
— May ?
— Oui.
— Et Driff ? Shree ?
— Oui. J’ai faim, ajouta ce dernier.
— Suivez-moi sans bruit.
Toy assura son âme de bois dans sa ceinture et s’avança d’une allure précautionneuse à la tête du groupe.
La mer avait retrouvé sa sérénité. Les eaux avaient englouti plusieurs arbres mais toute une masse d’algues était à présent répandue sur le sol désolé pour le plus grand bénéfice des vainqueurs ordinairement habitués à la portion congrue.
Un quadrupède couvert d’une toison soyeuse déboucha tout à coup et fila entre les jambes des humains trop surpris pour réagir.
— On aurait pu le manger, grommela Shree. Toy avait promis qu’on mangerait l’oiseau-sangsue et on ne l’a pas eu.
Il y eut un remue-ménage dans la direction où la créature avait disparu, un cri perçant, un clappement vorace. Puis le silence retomba.
— Il a été attrapé, souffla Toy. Déployons-nous, nous allons débusquer celui qui l’a mangé. À vos armes.
Formés en éventail, les humains se coulèrent parmi les hautes herbes, heureux de passer à l’action : au moins, c’était là un aspect de la vie que tout le monde comprenait.
Il fut aisé de repérer la source du bruit qui les avait alertés : ce devait être une bête prisonnière. À l’extrémité d’un arbre particulièrement noueux tombait une perche supportant une cage rudimentaire constituée par une douzaine de barreaux de bois fichés en terre. Le museau et la queue d’un jeune crocodile sortaient de part et d’autre du piège. Des touffes de poils, vestiges de l’animal que le groupe avait aperçu quelques minutes plus tôt, étaient accrochées à ses mâchoires. Le crocodile et les humains se dévisagèrent.
— On peut le tuer, dit May. Il est incapable de bouger.
— Et on le mangera, ajouta Shree. Mon âme elle-même a faim.
Le commentaire stimula ses compagnons qui s’avancèrent. Mais le fauve puissamment cuirassé n’était pas facile à tuer. D’un coup de queue, il envoya Driff rouler sur un tas de cailloux où elle s’écorcha profondément. Mais, attaqué de tous les côtés à la fois, les yeux crevés, le saurien finit par donner des signes d’épuisement. Alors Toy plongea hardiment le bras à l’intérieur de la cage et l’égorgea.
Un événement inattendu eut lieu tandis que le reptile était agité par les derniers soubresauts de l’agonie : les barreaux de la cage glissèrent hors du sol et l’engin se referma à la manière d’une main. Là-haut, la perche jusque-là rectiligne, s’enroula plusieurs fois sur elle-même et disparut avec le piège dans les profondeurs du feuillage.
Avec des exclamations de stupeur, les humains s’emparèrent de leur proie et détalèrent. Après s’être taillé un chemin sinueux de fourré en fourré, ils atteignirent un affleurement de roc dénudé qui, entouré d’une ceinture de plantes épineuses, parentes du siffle-chardon, parut leur offrir un refuge. Ils s’accroupirent et commencèrent à dévorer à belles dents leur peu appétissante pâture. Même Driff, dont les blessures continuaient de saigner, participa à la curée. C’est à ce moment que leur parvint l’appel de Gren.
— Restez là et surveillez la nourriture, ordonna Toy. Je vais le chercher. Poyly, viens avec moi.
La tactique était judicieuse : voyager avec des provisions n’était guère recommandé. Il y avait déjà suffisamment de dangers à voyager sans bagages.
Les deux femmes contournèrent les chardons. À nouveau, la voix de Gren s’éleva et elles purent s’orienter. Elles longèrent prudemment un massif de cactus mauves et purent enfin voir leur ami, couché la face contre terre, sous un arbre semblable à celui près duquel le groupe avait abattu le crocodile. L’enfant-homme, lui aussi, était prisonnier d’une cage.
— Attention, Gren ! s’écria Poyly.
Un grimpe-tronc étincelant dont la gueule humide et rouge évoquait celle du venimeux claque-lèvre était à l’affût sur une des branches d’un arbre voisin. Il se précipita comme une flèche vers le garçon, visant la tête.
Poyly, qui avait un faible pour Gren, fonça en avant sans réfléchir et intercepta l’ennemi en prenant soin de l’empoigner aussi loin que possible de ses lèvres flasques. D’un coup de lame bien appliqué, elle trancha net la tige dont elle sentait battre la pulsation sous ses doigts. Alors, elle se plaqua contre le sol où, désormais inoffensif, le mufle carnassier se plissait et bâillait vainement.
— Poyly ! Au-dessus de toi ! hurla Toy en bondissant.
La plante parasite, à présent sur le qui-vive, déployait une bonne douzaine de gueules béantes : gueules écarlates, gueules mortelles, qui se balançaient au-dessus de la tête de Poyly. Mais Toy était déjà au côté de sa compagne et les deux femmes demeurèrent allongées jusqu’à ce que toute la sève du grimpe-tronc se fût écoulée par ses blessures, jusqu’à ce que ces gueules grandes ouvertes se fussent définitivement figées. Le temps de réaction des végétaux pèche par lenteur. Peut-être parce que chez eux la réaction n’est jamais déclenchée par une sensation de douleur.
Les deux femmes tournèrent leur attention sur Gren.
— Pouvez-vous me délivrer ? demanda celui-ci d’un air morne.